Publié le 10.07.2024
Image de l'acutalité
Passionné d’analyse et d’ingénierie des réseaux, ce professeur expert de la gestion des systèmes électriques nous présente quelques-uns des projets phares qu’il porte au sein de l’Institut des Energie. Et partage avec enthousiasme sa vision d’un domaine de recherche au cœur des enjeux actuels.

Ayant réalisé ses premières études universitaires en Iran, Mokhtar Bozorg rejoint la Suisse et l’EPFL à l’occasion de sa thèse de Doctorat sur la gestion des systèmes électriques. Intéressé par la recherche appliquée et les enjeux d’implémentation des questions qu’il travaille, il engendre dès son post-doctorat à Lausanne de multiples collaborations avec la HEIG-VD. Et décide en 2017 de rejoindre la Haute Ecole d’Yverdon. L’an dernier, le jeune chercheur acquiert un nouveau rôle, en tant que professeur au sein de l’Institut des Energies. Interview.

HEIG-VD : Pourquoi la recherche appliquée (Ra&D) réalisée au sein de l’Institut des Energies vous semble-elle primordiale ?

Mokhtar Bozorg : Les questions d’implémentations des solutions tiennent compte d’enjeux bien plus vaste que la science en soi. Cela nous amène à poser des questions sociétales ou économiques par exemple. Surtout, la Ra&D nous oblige à travailler de manière beaucoup plus transversale, entre Hautes Ecoles notamment mais aussi avec les industriels des métiers et inter-domaines d’études. C’est très enrichissant et c’est l’ADN de la HEIG-VD.

La Ra&D s’applique-t-elle particulièrement aux enjeux de systèmes électriques ?

Complétement. Lorsque l’on fait de la recherche dans ce domaine, on est très vite confronté aux réalités et aux enjeux du terrain. Nous avons très rapidement besoin de tester, in situ, nos idées. Cette approche nous permet de comprendre des imprévus que l’on ne peut pas voir via de la modélisation et de ce fait d’adapter nos réponses. Nous avons la chance à la HEIG-VD d’avoir un réseau de test de la taille d’un quartier, mais in fine, on est presque obligé de se frotter aux réalités du terrain avec les acteurs des métiers du réseau et ces utilisateurs.  

Parlez-nous un peu plus de ce domaine ?

L’étude des systèmes électriques est un des piliers centraux à la transition énergétique. En effet, pour arriver à faire cette transition, il faut proposer un nouveau système énergétique global. Il doit être durable, efficace et réalisable au niveau économique et technologique. Cela nous demande de repenser nos outils de production, mais aussi de transport, de distribution et de consommation. L’électricité est le vecteur d’énergie qui nous permettra de le faire.
De plus, ce qu’il y a de passionnant dans le domaine de la gestion de l’électricité est qu’il faut avoir des connaissances dans les métiers en lien avec les réseaux électriques, dans les technologies de production, de conversion et de stockage de cette dernière mais aussi beaucoup de compétences en science de base comme les mathématiques, afin de modéliser le pilotage de ces réseaux. C’est un parfait mariage entre ingénierie et science.

Est-ce que l’on pourrait parler d’un projet concret pour en témoigner ?

Avec plaisir ! Le projet SMART ENERGY DISCTRICT est exactement dans cette ligne. Notre idée est de mettre en place un quartier énergétiquement intelligent. Une sorte de site pilote dans lequel il nous est possible de piloter des ressources en énergie, comme des panneaux photovoltaïques et des pompes à chaleur, mais aussi des hubs de consommation comme des véhicules électriques ou des habitations. Puis sur cette base, de développer des modèles d’affaires sur la gestion de cette énergie et flexibilité de sa production et consommation qui aient du sens, tant pour les gestionnaires de réseaux que pour les citoyens consommateurs. Et là je ne vous parle que de la partie génie électrique qui me concerne, il y a encore toute la partie d’ingénierie du bâtiment et les services numériques notamment.

Ce quartier intelligent est pensé comme un laboratoire sur lequel on pourra tester des nouvelles technologies en électronique de puissance, mais aussi en génie thermique ou encore en économie durable par exemple.

C’est la première fois qu’un site pilote de ce type verra le jour ?

Oui, au niveau des HES-SO c’est sûr. Et je pense qu’en Romandie aussi surtout à l’échelle d’un quartier complète. Cela étant, il y a certainement eu des initiatives de ce type à l’international et peut-être ailleurs en Suisse.

Où est-ce que ce quartier sera créé ?

C’est ce que nous devons déterminer d’ici l’été, c’est la première phase d’étude du projet qui a débuté en janvier dernier. Pour choisir, nous tenons compte de différents facteurs. Premièrement, il faut que les communes, les résidentiels privés ou les industriels du réseau qui sont dans le quartier soient impliqués et motivés par le projet. Il faut créer une sorte de consortium « gagnant-gagnant » entre nous chercheurs, les utilisateurs et les professionnels du réseau, afin que les solutions testées et qui fonctionnent puissent rester en place bien après la fin de notre projet. Donc l’acceptabilité du projet est clé. Ensuite, il y a des critères au niveau technologiques. Par exemple, on ne va pas aller dans un quartier où il y a déjà énormément de technicité, il faut qu’il y ait un besoin. Finalement, le quartier doit correspondre à une sorte de « norme », être représentatif d’autres quartiers actuels afin qu’on puisse en faire un modèle réplicable. A ce jour, on a plusieurs idées, que ce soit en ville d’Yverdon, de Fribourg, à Genève ou en Valais.

Pourquoi parler de quartier intelligent et non pas de quartier indépendant ?

Un quartier qui est énergétiquement indépendant n’est pas nécessairement autonome à 100%. Du moins ce n’est pas ce que l’on vise et c’est une immense différence. En effet, si l’on veut valoriser les énergies renouvelables et augmenter leur part dans notre mode de vie, il est nécessaire de travailler en synergies, que cela soit niveau d’un quartier, d’une ville ou même à l’international. Sans quoi les coûts de la transition énergétique, comme sa faisabilité ne seraient pas réalisables.

En revanche, pour pouvoir créer un quartier intelligent, il faut que la gestion énergétique de ce dernier soit 100% prévisible. Tant en termes de production d’énergie que de consommation. Selon moi, c’est à ce niveau là que se situe tout l’enjeu de la transition énergétique vers des énergies renouvelables.

Qu’entendez-vous par 100% prévisible ?

L’idée est de réussir à prévoir les pics de consommations et de productions d’énergie et de mettre en place des actions “automatisables” avec un impact réel. Pour ce faire, il faut que la variabilité soit pilotable et contrôlable sur l’ensemble du système énergétique. La recherche que nous menons nous permettra tant de modéliser cette prévisibilité que de développer de nouvelles technologies et finalement tester le tout en situation réelle.

N'est pas déjà possible de prévoir les pics de consommation et de production ?

Oui et non. On est assez bon lorsqu’il s’agit de réfléchir pour une ville comme Lausanne par exemple, avec des taux d’erreur des prévisions très acceptables de l’ordre de 2-3%. Nous en sommes capables parce que sur la masse des sources de productions et des besoins en consommations, de petits artefacts ou imprévus ne se voient finalement pas. En revanche, à l’échelle d’un quartier, de petits changements comportementaux imprévisibles ou une météo inopinée peuvent avoir un impact majeur sur les pics. Nous n’avons à ce jour pas de modèle qui nous permette une prévision satisfaisante à cette plus petite échelle.

En plus de la prévisibilité y’a-t-il d’autres grandes questions à résoudre ?

Je pense que l’interopérabilité des systèmes est l’un des verrous actuels à faire sauter. Il faut partir du principe de cette notion de partage de l’énergie, dans un quartier intelligent, les sources de productions et de stockage doivent être mutualisées entre les privés et les acteurs des réseaux. De tous les réseaux. Aujourd’hui, même si par la modélisation il est possible de mieux piloter l’énergie avec cette vision, la réalité du terrain n’est pas la même. En effet, certains outils technologiques comme des onduleurs ne peuvent tout simplement pas travailler les uns avec les autres.

En effet, à ce jour si je veux connecter mon panneau photovoltaïque avec un onduleur d’une certaine marque je peux, mais pas avec toutes. Et chaque fabriquant vient avec sa propre plateforme de pilotage qui ne communique pas bien avec les autres, sachant qu’il existe des dizaines de fabricants.  Et on a la même problématique lorsque l’on passe dans des questions de gestion d’un bâtiment ou du réseau en général. Cela pose des questions technologiques bien entendu, mais aussi du cadre législatif.

Avez-vous des projets en lien avec l’interopérabilité ?

On a développé un autre projet au sein de l’Institut des Energies en collaboration avec l’Institute de communication et technologie d’information (IICT) en ce sens. L’idée a été de créer un jumeau numérique des réseaux électriques de distribution en partenariat avec Romande Energie,Groupe E, Services Industriels de Lausanne et de Genève (SiL et SIG), afin de pouvoir représenter l’état du réseau électrique, tant actuel que passé. Elle permet d’afficher sur une carte les mesures et les estimations de courant et de tension ainsi que l’état des interrupteurs. Elle facilite également l’identification des points critiques du réseau, en termes de surcharge et de tensions anormales, tout en permettant de suivre les évolutions temporelles de chaque mesure.. C’est en fait une copie digitale, dans un fichier qui est malléable, de ce qui se passe dans la réalité. Et cela nous permet de tester des situations qui pourraient arriver, sur cette base informatique. En parallèle nous avons un autre projet qui débute cette année et qui s’appelle DIG-A-Plan, pour travailler en profondeur la notion de planification des réseaux électriques de distribution à long-terme.

Ce qui vous anime en tant que chercheur ce sont ces questions de planification?

Oui c’est vraiment mon but en tant qu’académicien, au-delà de l’enseignement et de l’accompagnement des privés bien entendu. Trouver une convergence entre l’étude de planification et des solutions technologiques plus intelligentes, afin bien évidemment de répondre aux lacunes liées aux incertitudes. Mais aussi afin de réussir à ne pas “sur” ou “sous” dimensionner le réseau électrique que l’on doit développer aujourd'hui pour les 25 prochaines années.

Un mot de la fin ?

Oui, peut-être toucher une notion très connue dans notre domaine qui est celle de l’adoption des énergies renouvelables. Fondamentalement, nous sommes plutôt tous d’accord sur le fait que le modèle actuel ne peut pas continuer tel quel et que les énergies propres, l’électricité, est une bonne solution. Mais lorsque l’on parle d’implémentation, nous avons trop souvent tendance à préférer que cela se passe chez notre voisin.

Autres actualités