Plongée au sein des systèmes électriques avec le professeur Mokhtar Bozorg
Après des études universitaires en Iran, Mokhtar Bozorg arrive en Suisse à l’occasion de sa thèse de doctorat à l’EPFL sur la gestion des systèmes électriques. Intéressé par la recherche appliquée et les enjeux d’implémentation, il génère dès son postdoctorat de multiples collaborations avec la HEIG-VD, qu’il rejoint en 2017. L’an dernier, le jeune chercheur a acquis un nouveau rôle, en devenant professeur au sein de l’Institut des Énergies.
Pourquoi la recherche appliquée & développement (Ra&D) réalisée au sein de l’Institut des Énergies (IE) vous semble-t-elle primordiale ?
Nous explorons beaucoup les aspects d’implémentation des solutions développées. En contraste avec la science en soi, ces aspects mobilisent des enjeux très variés, en nous amenant par exemple à aborder des questions sociétales ou économiques. La Ra&D nous oblige en particulier à travailler de manière beaucoup plus transversale : entre Hautes Écoles, mais aussi avec les industriels des métiers et entre domaines d’études. C’est très enrichissant et c’est l’ADN de la HEIG-VD.
Cela s’applique-t-il particulièrement aux systèmes électriques ?
Complètement : en faisant de la recherche dans ce domaine, nous avons très rapidement besoin de tester nos idées in situ. Cela nous permet de comprendre certaines choses que l’on ne peut pas voir via de la modélisation et, de ce fait, d’adapter nos réponses. À la HEIG-VD, nous avons la chance d’avoir un réseau de test de la taille d’un quartier mais, in fine, rien ne remplace la réalité du terrain avec les acteurs publics, les professionnel·les du réseau, ainsi que les utilisatrices et utilisateurs.
Pouvez-vous nous parler un peu plus de ce domaine ?
L’étude des systèmes électriques est l’un des piliers centraux de la transition énergétique. Il faut en effet être en mesure de proposer un nouveau système énergétique global qui soit durable, efficace et réalisable au niveau économique et technologique. Face à ces exigences, nous sommes obligé·es de repenser nos outils de production d’énergie, mais aussi de transport, de distribution et de consommation. L’électricité est le vecteur qui nous permettra de le faire.
Ce qu’il y a également de passionnant dans ce domaine, c’est la variété de compétences et connaissances nécessaires, dans les métiers en lien avec les réseaux électriques et dans les technologies de production, de conversion et de stockage. Des compétences en sciences de base comme les mathématiques, sont également indispensables, afin de modéliser le pilotage des réseaux.
Est-ce que vous pouvez nous parler d’un projet concret pour en témoigner ?
Avec plaisir. Le projet SMART ENERGY DISCTRICT est tout à fait dans cette ligne. Il consiste à mettre en place un quartier énergétiquement intelligent, une sorte de site test dans lequel il sera possible de piloter des ressources, telles que des panneaux photovoltaïques et des pompes à chaleur, mais aussi des hubs de consommation comme des véhicules électriques ou des habitations.
Sur cette base, nous serions ensuite en mesure de développer des modèles d’affaires pour la gestion de cette énergie et la flexibilité de sa production et de sa consommation qui aient du sens, tant pour les gestionnaires de réseaux que pour les citoyen·nes. Et je ne vous parle que de la partie génie électrique qui me concerne ; il y a encore toute la partie d’ingénierie du bâtiment et les services numériques, notamment, à prendre en considération.
Ce quartier intelligent servira en quelque sorte de laboratoire où tester de nouvelles technologies en électronique de puissance, mais aussi en génie thermique ou en économie durable par exemple.
Est-ce que c’est la première fois qu’un tel site pilote verra le jour ?
Au niveau des hautes écoles d’ingénierie et autres organismes en Romandie, oui, et je pense qu’en Romandie également, surtout à l’échelle d’un quartier complet. Cela étant dit, il y a déjà eu des initiatives de ce type à l’international et peut-être ailleurs en Suisse.
Où est-ce que ce quartier sera créé ?
C’est ce que nous devons déterminer cette année, au cours de la première phase d’étude qui a débuté en janvier. Le choix repose sur différents facteurs. Premièrement, il faut que les communes, les résidentes et résidents, les acteurs privés et les industriels du réseau présents dans le quartier soient impliqué·es et motivé·es par ce que nous proposons. Il s’agit de créer une sorte d’alliance « gagnant-gagnant » entre chercheuses, chercheurs, utilisatrices, utilisateurs et professionnel·les du réseau, afin que les solutions testées et qui fonctionnent puissent rester en place après notre projet. Ce critère d’acceptabilité est clé. Ensuite, il y a une notion de développement ; il doit en effet y avoir un besoin, car le projet ne se ferait pas a priori quelque part où il y a déjà énormément de technologie. Finalement, le quartier doit s’inscrire en quelque sorte dans une « norme », c’est-à-dire être représentatif d’autres quartiers pour servir de modèle réplicable. À ce jour, nous avons plusieurs idées, dans les villes d’Yverdon-les-Bains, de Fribourg, à Genève ou en Valais.
Pourquoi parler de « quartier intelligent » et non pas « indépendant » ?
Être énergétiquement indépendant ne signifie pas nécessairement être autonome à 100%. Du moins, ce n’est pas ce que nous visons. En effet, si l’on veut valoriser le renouvelable et augmenter sa part dans notre mode de vie, il est indispensable de travailler en synergie, que ce soit au niveau d’un quartier, d’une ville ou même à l’international. Sans quoi les coûts de la transition énergétique, ainsi que sa faisabilité, ne seraient pas réalisables.
En revanche, pour créer un quartier intelligent, il faut que la gestion énergétique de ce dernier soit à 100% prévisible, tant sur le plan de la production que de la consommation. Selon moi, c’est à ce niveau-là que se situe tout l’enjeu de la transition vers le renouvelable.
Qu’entendez-vous par « 100% prévisible » ?
L’idée est de réussir à prévoir les pics de consommation et de production d’énergie et de mettre en place des actions « automatisables » avec un impact concret. Pour ce faire, il faut que la variabilité soit pilotable et contrôlable sur l’ensemble du système. La recherche que nous menons nous permettra autant de modéliser cette prévisibilité que de développer de nouvelles technologies et finalement de tester le tout en situation réelle.
N'est-il pas déjà possible d’anticiper ces pics ?
Oui et non. Nous obtenons de bons résultats dans une ville comme Lausanne par exemple, avec des taux d’erreur très acceptables de l’ordre de 2-3%. Nous en sommes capables parce que, sur la masse des sources de production et des besoins en consommation, de petits artefacts ou imprévus ne se voient pas vraiment. En revanche, à l’échelle d’un quartier, des changements comportementaux minimes ou une météo inopinée peuvent avoir un impact majeur sur les pics. Nous n’avons à ce jour pas de modèle qui permette une prévision satisfaisante à cette échelle plus réduite.
En plus de la prévisibilité, y a-t-il d’autres grandes questions à résoudre ?
Je pense que l’interopérabilité des systèmes est l’un des verrous actuels à faire sauter. Dans un quartier intelligent, il faut partir d’une notion de partage de l’énergie : les sources de production et de stockage doivent être mutualisées entre les privés et les acteurs des réseaux – de tous les réseaux.
Aujourd’hui, même si la modélisation permet de mieux piloter l’énergie, la réalité du terrain pose de nombreux problèmes. Certains outils technologiques, comme des onduleurs, ne fonctionnent par exemple tout simplement pas ensemble : il est ainsi possible de connecter un panneau photovoltaïque avec un onduleur d’une certaine marque, mais pas d’une autre. De plus, chaque fabricant – et il en existe des dizaines – conçoit trop souvent sa propre plateforme, qui ne communique pas bien avec les autres. Et ce type de problématique se répète pour différents aspects, dans la gestion d’un bâtiment ou des infrastructures en général. Cela pose des questions d’ordre technologique bien entendu, mais aussi législatif.
Avez-vous d’autres projets en lien avec l’interopérabilité ?
Au sein de l’IE, un autre projet va dans ce sens, développé en collaboration avec l’Institut des Technologies de l’information et de la communication (IICT) de la HEIG-VD et en partenariat avec Romande Énergie, Groupe E ainsi que les Services Industriels de Lausanne (SiL) et de Genève (SIG). L’idée est de créer un jumeau numérique, c’est-à-dire une copie digitale des réseaux électriques de distribution, dans un fichier informatique que nous pouvons manœuvrer. Ce jumeau numérique permet de représenter le réseau électrique sur une carte en affichant les mesures comme les estimations de courant et de tension ainsi que l’état des interrupteurs, et de suivre leur évolution dans le temps. En plus de faciliter l’identification des points critiques du réseau, il nous est possible dès lors de simuler et de tester des scénarios qui pourraient arriver.
En parallèle, nous avons un autre projet qui débute cette année et qui s’appelle DIG-A-Plan, pour travailler en profondeur la notion de planification à long terme des réseaux électriques de distribution.
Ce qui vous anime en tant que chercheur, ce sont ces questions de planification ?
Oui, au-delà de l’enseignement et de l’accompagnement des privés, mon but en tant qu’académicien consiste à trouver une convergence entre l’étude de planification et des solutions technologiques plus intelligentes. La finalité, c’est de répondre aux lacunes et aux incertitudes bien entendu, mais aussi de réussir à ne pas sur- ou sous-dimensionner le réseau électrique qui doit être développé aujourd'hui pour les 25 prochaines années.
Un mot de la fin ?
J’aimerais évoquer une notion très familière dans notre domaine : l’adoption des énergies renouvelables. Fondamentalement, nous sommes toutes et tous assez d’accord sur le fait que le modèle actuel ne peut pas continuer tel quel et que les énergies propres – notamment l’électricité – représentent une bonne solution. Mais en termes d’implémentation, je déplore que nous ayons trop souvent tendance à préférer que cela se passe chez notre voisin·e plutôt que chez nous.